Troisième voie du périphérique
by Olivier Cleynen
« Puisqu’on est jeunes et cons, et qu’il sont vieux et fous », chante Saez, et je me demandais si j’allais un jour trouver la frontière entre l’un et l’autre, à quel matin j’allais me réveiller vieux et fou, plus que jeune et con.
Mercredi, dix-sept-heures trente. On est tous sur le boulevard périphérique extérieur, chacun dans son auto. Je trimballe un petit paquet de rêves en fin de vie — je change de carrière — et j’essaie de rentrer à la maison maintenant. Comme tout le monde : tout est engorgé, je n’ai pas encore tout à fait l’habitude.
Je n’arrive pas à garder ma place, étant plus économe qu’agressif, il y a toujours quelqu’un pour se glisser devant moi. La glissière est à quelques centimètres à gauche, pour laisser passer les nombreux motards, et le moteur de ma voiture chauffe, coincé ici comme mes pieds dans ces chaussures cirées.
Au dessus, sur les toits et façades, les grandes entreprises assaillent le long convoi bruyant. On nous vend du Samsung, du jus de fruits, une radio plus drôle que les autres, le mondial de l’automobile ouvre ses portes à notre droite. La dernière Renault machin est plus écologique que ses concurrentes, m’explique une affiche ; la tour de TF1 nous exhorte à sauver la planète.
Tous fous. Je n’ai plus tellement la force de ricaner — d’ailleurs, une grosse bagnole vient encore de manger mon petit espace devant, habitacle antiallergénique, dit le pare-brise arrière. Mais en fait, tout est là.
J’ai reçu mes meilleurs cours d’histoire en lisant Maus, l’histoire poignante du fils d’un survivant à l’holocauste. Pour moi, la chose la plus terrifiante de toutes ces tristes années, ce n’est pas ce que nous avons commis, mais l’implacable machine qui l’a permis. Un grand engrenage de société, silencieux, auquel chacun participe sans vraiment le vouloir et sans être bien sûr de soi. Un monde devenu fou avec presque que des gens sains dedans.
Et voilà, je viens de bien comprendre maintenant.
Parce que je pourrais continuer de prétendre que je ne suis pas pareil qu’eux. Rien de bien difficile : ma voiture a plus de kilomètres que les six qui l’entourent ensemble, mon unique chemise blanche est trop grande, je n’ai aucune idée d’où peut être la porte d’Orléans.
Mais se sentir participant de cette grande mascarade idiote, avant de s’en dire la victime, c’est peut-être ça, ce que je cherchais, non ?
Dix-huit heures vingt. Je vais sortir de là et aller me garer quelque part à côté du périphérique ; je suis un peu malade.