De l’art de porter des œillères
by Olivier Cleynen
Il y a juste an, Mr Le Pen a affirmé lors d’un entretien qu’il ne croyait pas que l’Holocauste avait vraiment eu lieu. Ces quelques phrases, on été publiées par le magasine Bretons (mensuel sur papier traitant de la culture bretonne et des personnalités qui l’affichent, il me semble qu’il a à peu près le même lectorat que Télérama — la couverture du numéro en question (32) affiche Le Bigouden est-il un vrai marin ? et Pourquoi Le Pen et la Bretagne sont incompatibles). La publication, avec une certaine couche de soufre (Jean-Marie Le Pen s’était assez sèchement et publiquement opposé à la publication de l’entretien), ont suscité un tollé parmi la classe politique, dans les médias et sur Internet. Il reste une multitude de critiques cinglantes, éditoriaux indignés et billets de blog brûlants pour en témoigner.
J’avoue que j’ai du mal à partager cette indignation. Dans la mesure où Mr Le Pen n’accuse personne, ne cherche ni à s’innocenter, ni à insulter qui que ce soit en particulier. Il faudra soigneusement relire l’interview avant de s’avancer, pour ne pas dire de bêtises. Il s’agit du numéro 32, de Mai 2008. On peut se le procurer pour six euros sur le site Internet du magasine. Il me semble qu’il s’agit là simplement de sa liberté d’expression. Il en fait usage, et, je crois, nous avons tort de nous y opposer.
J’aime autant préciser que Mr Le Pen et moi ne sommes pas du tout du même bord. Ses propos me choquent beaucoup, ceux-ci en particulier.
Plus généralement, sa façon de penser et de voir le monde ne m’impressionne pas du tout : nationalisme à tout va (irritant), innombrables références à “l’étranger” (ridicules), fermeture des frontières (pathétique), et même retour au franc (presqu’amusant). Nous voilà mal partis pour nous entendre, surtout sur un sujet qui me touche particulièrement, celui de la seconde guerre mondiale et de ses millions de victimes civiles.
Pour autant, je crois que le fait de ne pas être d’accord avec Mr Le Pen ne justifie pas de vouloir le faire taire (et que c’est même le contraire). Wallerand de Saint-Just, son avocat, affirme qu’on l’attaque “parce que c’est Le Pen”, et j’ai bien peur qu’il n’ait raison : ce bigre de personnage —ambitieux, puissant, et soutenu par trois millions de personnes— nous fait si peur qu’à chaque prise de parole, nous courrons chercher les pierres à jeter avant d’avoir tout bien écouté.
J’en veux pour preuve, la réaction du président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Mr Richard Prasquier, qui s’indigne : Jean-Marie Le Pen « ne se sent pas tenu de croire à l’extermination programmée ». Et d’ajouter :
« Ce n’est pas une vision, c’est l’Histoire ».
Voilà une phrase véritablement magistrale, une arrête qui me reste en travers de la gorge. Tout de même, attendre des autres qu’ils soient tenus de croire à ce que l’on croit soi-même, ce n’est pas rien, surtout si l’on se pose en grande autorité de l’Histoire.
Pour ma part, je crois fermement que l’holocauste a eu lieu, mais c’est bien en dépit de ce qu’en pense monsieur Prasquier — car sauf leur respect, je croirai volontiers que la Terre est plate, contre l’avis de quinze CRIFs et des préceptes de tous leurs présidents.
J’ai du mal à ne pas enfoncer le clou, mais cette idée qu’il n’existe qu’une version de l’Histoire est peut-être l’un des plus grands coups qu’on puisse lui porter. L’Histoire avec majuscule se fait d’histoire avec minuscule, écrite avec toutes ses couleurs et par tous ses personnages. Il ne revient pas —je n’en démordrai pas— à un organisme unique de la raconter. C’est peut-être pour cela que mes parents n’ont pas eu le même livre que moi à l’école…
Qu’espérons-nous en faisant taire Mr Le Pen ? Que les idées qu’il exprime vont s’effacer doucement, perdant prise sous le poids de “la vraie” histoire ? Allons. Les procès, comme les canons, arrêtent les personnes, mais pas leur opinions ; au contraire même, ils les alimentent, les couronnent de légitimité. Pour me faire raccrocher passionnément à une idée, il vous suffira de m’interdire de penser autrement.
L’indignation et les menaces de procès ressemblent à de la fausse bravoure, une sorte de colère myope de journaliste ou de blogueur bien intentionné (et l’on peut même se demander si l’ajectif bien intentionné s’applique ici au journaliste, au vu de l’attitude que prend le directeur de la rédaction de Bretons après la publication controversée…). On se sent fort, mais il manque le courage de questionner d’abord sa propre compréhension de ce qui s’est passé il y a un demi-siècle. Celui d’offrir à Mr le Pen un billet pour la Pologne, et de discuter sereinement de ce que l’on peut encore visiter là-bas. Et quand rien de cela n’aurait fonctionné, celui d’accepter une opinion contradictoire, même choquante, même désagréable, et de respecter celui qui la porte. Diable, il me semblait avoir lu quelque part que :
Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
Pour quelles miettes sommes-nous prêts à compromettre là-dessus ? En s’accrochant à trois paragraphes de nos livres d’histoire, nous nous enfilons des œillères confortables sans se le dire… et nous nous retrouvons, avant que de l’avoir compris, à nous battre pour les garder, et pour les enfiler à nos enfants.
Il n’y a pourtant rien de meilleur pour une idée que de laisser quelqu’un la malmener en refusant d’en débattre. La liberté d’expression n’est pas un coussin confortable ; plutôt, un désordre bruyant, incommode, et parfois nauséabond. Mais indispensable, et fertile. Nous ne devrions pas avoir peur que l’on raconte les choses autrement.
- Christopher Hitchens dans une extraordinaire conférence de vingt minutes, en anglais ;
- La loi Gayssot, en France, que l’on ne peut ignorer ici…
- Maus ou un récit dessiné du poids de l’holocauste, par l’américain Art Spiegelman.