Vie et mort d’un électeur
by Olivier Cleynen
Je suis en âge de voter depuis quinze ans maintenant. Avec le temps j’ai, évidemment, le sentiment de mieux comprendre ce qui se passe, les compromis et les rapports des forces dans le pouvoir politique.
Mon sujet de prédilection, c’est le numérique : les mécanismes économiques et sociaux des échanges dématérialisés. De fait depuis une bonne dizaine d’années je guette attentivement ce qui se passe en France sur le sujet et qui nous mettrait sur la route d’une politique numérique. Au début j’étais très exigeant. Avec le temps j’ai accepté qu’il y a d’autres sujets importants dans le développement d’une société, que les élus ne peuvent pas tout attaquer en même temps. Au final en France depuis 2005 on n’a fait que reculer sur le sujet : tout ce qu’il y a de nouveau s’est fait en dépit des actions issues du monde politique. Mais je suis assez sage pour patienter.
Parmi ces choses plus importantes que le numérique, il y a l’afflux des réfugiés en 2014 et 2015. Pour moi c’était notre grand rendez-vous avec l’histoire ; nous l’avons manqué. Faire notre part pour accueillir ces gens est un travail plein d’emmerdements et sans réel bénéfice à court-terme, mais c’est pourtant à l’évidence la chose qu’il fallait faire; et un gouvernement est précisément fait pour ce genre de mission. Au final même Emmaüs (pas le genre à chouiner) est dégoûtée.
Mais là encore je veux pardonner — après tout je ne me suis pas tellement bougé moi-même, et je peux croire que pour l’ensemble du corps législatif, exécutif, judiciaire, il y a déjà et depuis longtemps du pain sur la planche. En vrac, on pourrait parler :
- du financement durable des retraites et de la sécurité sociale (ces sujets deviendraient-ils tabous ?) ;
- de la modernisation des transports (arrêter de flinguer la planète juste pour aller travailler) ;
- des grosses décisions à prendre sur notre production d’électricité (arrêter de décider qu’au sujet du nucléaire, on ne sait pas trop, on verra) ;
- de la répartition et de la qualité du travail (taux de chômage, qualité de vie des plus basses classes, temps partiel etc.)
Sur ces grands classiques, je n’ai vu aucun progrès pendant les quinze dernières années. Je n’attends pas de miracle mais on pourrait au moins aborder un problème de front. Est-ce que quelqu’un de ma génération entend dans une promesse de baisse de chômage autre chose qu’une prédiction météo ? Et dans les programmes politiques, il n’y a même pas un camembert avec le budget. Finalement j’en viens à penser qu’avec une startup et 200 k€ on a plus d’impact sociétal qu’à la tête d’une machine avec 200 missiles nucléaires, une majorité législative, et un arsenal judiciaire.
Comme je ne suis pas passionné par la politique, je regarde tout ça de loin, et je peux bien comprendre que pour une équipe politique la gestion du quotidien soit si prenante qu’on puisse ne pas avancer du tout pendant des années. Je me contente de râler et de voter.
Mais depuis deux ou trois ans j’ai une boule dans la gorge qui ne fait que grossir.. J’ai vraiment le sentiment de décrire des évidences lorsque j’écris les choses suivantes :
- Le terrorisme est un problème qui se gère, pas un adversaire que l’on vainc. C’est comme la délinquance, ou le vandalisme (tout wikipédien sait cela) : on ne mène pas une guerre contre un problème. Prétendre qu’on va gagner, qu’il y a un début, une fin, une armée, etc, c’est au mieux une illusion stupide, au pire un mensonge éhonté.
- On ne peut pas juger une idée si on ne peut pas librement la prendre pour sienne dix minutes et jouer avec. Faire autrement c’est de l’idéologie. Si on s’empêche de lire et écouter sérieusement les autres, par exemple parce qu’on se surveille soi-même de peur d’être surpris à lire des choses interdites, alors on réduit immanquablement sa propre capacité à réfléchir.
- Les nettoyages politiques du domaine d’expression des individus, qui inclut leur liberté de penser et dire des choses fausses, dérangeantes voire horribles, coïncident avec les pires moments de l’histoire moderne.
- Les anges n’existent pas. Avoir de bonnes intentions, un CV impeccable et un mandat politique ou un badge de police ne peut pas suffire pour avoir carte blanche, même avec la majorité d’une assemblée. Exiger que des gens qui ne font face à aucun contre-pouvoir, et ne pensent devoir de comptes à personne, aient la main sur les libertés individuelles, c’est aller à la catastrophe.
Ces idées semblent toutes remises en question maintenant. Je suis passé de l’indifférence au dégoût, à la consternation, et maintenant, à l’inquiétude. La semaine dernière un homme est parti en prison pour deux ans pour avoir consulté des sites internet faisant l’apologie du terrorisme. La lecture de la nouvelle a été le premier moment où j’ai senti ce petit pincement au ventre, le sentiment que quelque chose est en train de mal se passer. Une petite boule de peur.
Peut-être est-ce que ça me desservira, mais j’ai besoin de l’écrire ici : j’ai peur maintenant. Je ne me sens pas protégé par les deux policiers en civil qui traversent la gare à grand pas avec chacun un fusil d’assaut. Je ne me sens pas protégé quand une banale manif de syndicalistes (que j’ai par ailleurs en horreur) est nassée place de la Bastille. Je ne me sens pas protégé par les contrôles aux frontières. Je ne me sens pas en sécurité dans un pays où les gens surveillent leurs propres lectures et ce qu’ils disent. Et je ne me sens pas en sécurité dans un pays où l’état d’urgence est éternel.
Même alors que j’ai la couleur de peau qui va bien, Je suis le mec qui se fait contrôler dans la rue pendant vingt minutes parce qu’il passe à vélo à côté d’une manif d’extrême droite. Le mec qui ne monterait jamais dans un train sans payer son billet mais qui a une fois par an des ennuis avec les contrôleurs. Le mec à qui le gentil gars de la sécurité demande son ticket de caisse à la sortie du magasin, sauf lorsqu’il porte une cravate. J’ai plein d’ordinateurs, je canalise de la bande passante pour trente personnes, et j’ai écrit un billet sur la liberté d’expression d’un gros raciste. Maintenant j’ai la sensation qu’on va me demander de me justifier de tout ça, et qu’il faut que je me réjouisse de ne pas être musulman.
En tant qu’électeur, je me sens trahi. Je me suis dit qu’à présent j’irais voter pour la première personne qui irait dans le sens d’un rétablissement des libertés individuelles. Mais dans le fond je crois déjà savoir que je n’irai plus jamais voter.